IV / IXème siècle. Morvan, Nominoë, Erispoë, Salomon.
Autant les sources sont rares pour les siècles précédents, autant pour le neuvième siècle, sans être abondantes, sont satisfaisantes, en ce qu'elles permettent de connaître la réalité des relations britto- franques : deux peuples ennemis, qui ne cessent d'en découdre au plan militaire. Malgré leur faiblesse numérique, les Bretons sont résolument offensifs, n'aspirant qu'à piller leurs voisins, et à s'emparer des territoires jouxtant la Bretagne. Ce qu'ils réussissent à faire grâce à une combativité peu ordinaire.
Mais les Francs disposent d'une puissance redoutable. Aussi assiste-t-on à une série d'expéditions punitives, faisant appel à des armées parfois considérables, et que l'empereur en personne ne néglige pas de conduire au combat plus d'une fois, tant il est vrai que les nuisances causées par les Bretons sont sérieuses .
1°) Charlemagne, Louis le Pieux, Morvan, Wuiomarch.
Si, comme l'affirment les chroniqueurs francs, la province bretonne fut soumise dans son entier en 799 par le comte Guy, ce ne fut pas pour longtemps. En 811, Charlemagne lança trois armées, l'une au-delà de l'Elbe, l'autre en Pannonie, "la troisième contre les Bretons, pour punir leur perfidie" (tertium in Brittones ad eorum perfidiam puniendam) xxiv.
Charlemagne mort, son fils Louis (dit "le Pieux") lui succéda. Il fut empereur de 814 à 840. Il mena personnellement deux offensives contres les Bretons. Si l'on en croit le long poème rédigé par Ermold le Noir à sa gloire, l'expédition de 818 eu pour prétexte les incursions faites par les Bretons en territoire franc :
" Laissés en paix, ils n'avaient pas tardé à rallumer la guerre, et ils se préparaient à envahir de nouveau les campagnes avec leurs soldats. Ils offraient à leurs hôtes la pointe de leurs lances au lieu du tribut qu'ils devaient, la guerre pour prix des terres reçues, l'arrogance en échange de la bonté. La France (Francia) était occupée à soumettre chacune à son tour, les nations qu'elle jugeait plus dangereuses ; aussi, pendant de nombreuses années, la première affaire fut-elle négligée et les Bretons se multipliant, s'étendaient de plus en plus sur le pays. Dans leur insolence, débordant la région qu'ils avaient d'abord usurpée, ils en vinrent à attaquer la terre franque. Ces malheureux, ignorants et querelleurs, espéraient triompher de la force des Francs". ( Poème sur Louis le Pieux. Paris, 1964, 101).
C'est la première fois, ici, que l'on voit apparaître la thèse que les Francs – puis les Français - vont désormais développer pendant des siècles : les Bretons sont des usurpateurs, la Bretagne leur a été concédée par charité, les Francs en sont seuls véritables propriétaires. Ermold met dans la bouche de l'empereur Louis le Pieux les paroles suivantes :
" Il est intolérable et inconcevable qu'une nation étrangère, admise sans redevance à cultiver mes terres, ose déclarer la guerre aux miens. Il convient de faire cesser cet abus par les armes, à moins que la mer qui a amené ces gens, ne les sauve en les remmenant ". (Poème sur Louis le Pieux. Paris, 1964, 103).
Toute exagération mise à part (il s'agit avant tout pour Ermold de glorifier les armes de l'empereur), l'expédition semble avoir été assez considérable, et n'est pas sans évoquer la guerre menée ces dernières années par les Russes contre les Tchétchènes :
" L'empereur fait appel aux Francs et leur ordonne de préparer leurs armes. Il fixe le rendez-vous dans une ville … y convoque les francs, ainsi que le peuple sujet, et s'y rend lui-même … D'au delà du Rhin aux eaux blanches, viennent des milliers de Suèves, par groupes de cent, puis les Saxons aux larges carquois, et les troupes alliées de Thuringe. La Bourgogne envoie ses guerriers bigarrés et fournit son renfort aux Francs. Je renonce à citer tous les peuples et toutes les nations de l'Europe qui vinrent, innombrables".(Vers 1499 à 1521).
Morvan, le roi des Bretons (désigné par l'auteur sous le titre de "Rex"), se défend avec orgueil et hauteur d'usurper les droits des Francs :
" Va, et dit ceci à ton roi : je ne cultive point ses terres, et ne reconnaît pas ses droits. Qu'il règne sur les Francs : Morvan exerce légitimement le gouvernement des Bretons et refuse impôt et tribut. Si les Francs me font la guerre, je leur ferai la guerre, notre main n'est pas maladroite aux armes … J'ai mille voitures pleines d'armes … je marcherai hardiment contre les Francs … Je ne redoute nullement la guerre. (Vers 1460 et suivants).
Ermold le Noir ne décrit qu'une seule campagne, victorieuse. En fait, il semble qu'il y ait eu deux campagnes en 818 : au cours de la première, Morvan eut le dessus, ce qu'atteste l'Abbé Réginon de Prum : " L'empereur conduit contre eux son armée, mais il a le dessous". Au cours d'une seconde
campagne, Morvan est tué xxv.
Le "rouleau-compresseur" de 818 n'eut que des effets très éphémères. Dès 822, la Bretagne remonte au combat, sous la conduite de Wuiomarch. A l'équinoxe d'automne, les comtes de la marche franco- bretonne entrent en Bretagne et ravagent tout par le fer et par le feu xxvi. Nouvelle expédition encore en 824, conduite par l'empereur. Ermold le Noir raconte les faits :
" Un messager arrive de chez les Bretons intraitables, porteur de mauvaises nouvelles : ce peuple a rompu le traité précédemment conclu et a violé sa foi. L'empereur convoque ses peuples, apprête ses armes et se dispose à marcher contre eux. La France entière accoure, ainsi que les nations vassales … Louis distribue les forces en trois groupes, donne à chacun ses chefs et répartit les commandements entre les princes…L'empereur mène les Francs par les grandes routes et le royaume des Bretons (Regmina Brittonum) s'ouvre à eux … On enlève la population, on détruit les troupeaux. Les malheureux Bretons sont emmenés captifs ou périssent par les armes. Ceux qui en restent se soumettent aux armes de César, qui établit chez des postes solides : ils ne pourront plus, s'ils en ont envie, se soulever. Puis le pieux empereur et ses Francs, victorieux, regagnent leur pays".
L'auteur des annales royales, relate, pour la même année :
" Il pénétra dans la Bretagne qu'il ravagea tout entière par le fer et par le feu. Soixante jours furent employés dans cette expédition xxvii".
L'assemblée générale des Francs se tint au mois de mai 825 à Aix-la-Chapelle. Le chef breton y parut : " Wuiomarch, qui avait par sa perfidie (perfidia) soulevé toute la Bretagne, et par sa folle opiniâtreté, forcé l'empereur à faire contre ce pays l'expédition de l'année précédente".
(Annales d'Eginhard, année 825).
Wuiomarch fut traité (en raison du sens politique et de la piété de l'empereur) avec bienveillance. Il fut renvoyé chez lui comblé de présents xxviii. En fait, il n'y eut aucune accalmie. Rentré en Bretagne, Wuiomarch reprit ses opérations de pillage et d'incendie contre le royaume franc. Le comte Lantbert de Nantes entra en Bretagne et le tua.
2°) L'offensive et la victoire de Nominoë, Duc.
La disparition de Wuiomarch coïncide, à quelques années près, avec l'ascension d'un chef breton qui va jouer un rôle considérable dans l'histoire de la Bretagne : Nominoë.
De ses origines, on ne sait rien : prince ou simple laboureur ? Les documents ne permettent pas de trancher xxix. Il entra au service de l'empereur Louis le Pieux aux alentours de 830 (probablement en 831) xxx. Il apparaît dans les actes à partir de cette époque sous des titres divers : comte de Vannes (Comes Venetice civitatis), prince de la cité de Vannes (princeps Venetice civitatis), délégué de l'empereur Louis (missus imperatoris Ludovici), gouvernant en Bretagne (gubernans in Brittaniam), régnant en Bretagne (regnans in Brittaniam), maître en Bretagne (magister in Brittaniam), duc en Bretagne (dux in Brittaniam), dominant la Bretagne (dominans Brittaniam) xxxi.
S'agissant de l'étendue de ses pouvoirs, il exerce très certainement – comme les autres comtes, agents ordinaires et délégués généraux du roi dans leurs circonscriptions – la plénitude des compétences, l'ensemble de la judiciara potestas, c'est à dire de la puissance publique, sans limitation ni spécialisation, soit comme exécutant des instructions impériales, soit spontanément xxxii. Mais a-t-il exercé son autorité sur toute la Bretagne, comme le laissent entendre les titres qu'il utilise, notamment celui de "Dux in Brittaniam? " xxxiii. Fonctionnaire d'un souverain étranger, il est douteux qu'il ait pu exercer un contrôle effectif sur un peuple ingouvernable, jaloux de son indépendance, et qui n'acceptera de gouvernement ducal centralisé que de nombreux siècles plus tard.
Les actes semblent démontrer qu'il est resté fidèle à l'empereur franc jusqu'à la mort de celui-ci; mais il y a des présomptions pour penser que, en sa double qualité de breton et de chef d'une province périphérique chroniquement agitée et rebelle, il a joué un double jeu, attendant l'heure propice pour s'émanciper de la tutelle franque.
L'émancipation de Nominoë ; campagnes militaires contre les francs.
La mort de l'empereur Louis le Pieux, le 20 juin 840, inaugure entre ses trois fils une suite de conflits. Chacun, écrit Nithard, " guidé par sa cupidité, cherchait son propre avantage" xxxiv. Par le traité de Verdun, signé en août 843, l'empire est divisé en trois parties. A Charles (dit le Chauve) est dévolue la partie occidentale du regnum Francorum. Louis (dit le Germanique) reçoit le royaume oriental, correspondant à l'Allemagne actuelle. Lothaire reçoit en partage un royaume médian, situé entre ceux de ses frères, s'étendant de la mer du Nord au nord de l'Italie ; le titre impérial lui est dévolu.
Nominoë fit mine de rester fidèle à Charles pendant deux ou trois ans. En 841, le roi se rendit au Mans. " Il envoya après de Nominoë, duc des Bretons, pour savoir s'il voudrait se soumettre à son pouvoir. Celui-ci, écoutant les conseils de la majorité des siens, expédia des présents à Charles et promis par serment de lui garder fidélité" xxxv
Mais à partir de cette époque, des conflits entre les Francs et les Bretons se succèdent à un rythme accéléré. En 843, une bataille se déroule à Messac : " L'an 843 de l'incarnation du sauveur … Renaud, duc éminent de Charles, originaire d'Aquitaine, comte de Nantes, ayant réuni contre les Bretons une nombreuse troupe d'amis et de proches, livre bataille au lieu-dit Messac en bordure de la Vilaine ; au premier engagement, les Bretons, vigoureusement pressés, tournent le dos ; Lambert amenant du renfort, alors seulement, il résiste activement à ceux qui jusque là le poursuivaient, si bien qu'il force à la fuite ceux qu'il fuyait auparavant ; ils en font un tel carnage qu'une foule immense tombe avec ce chef, et qu'ils peuvent emporter chez eux un butin considérable, ayant réservé un effectif important en vue de l'échanger contre rançon ". (Chronique de Nantes).
La chronique d'Aquitaine et les annales d'Angoulême observent : " Cette année là … Renaud fut tué par Lambert."
Charles le Chauve vient en Bretagne : " Charles, pour la première fois, dévasta la Bretagne par le fer et par le feu". (Chronique d'Aquitaine).
En 844, les Bretons remportent des succès importants : " Lambert, avec des Bretons, tue certains des marquis de Charles, interceptés au passage d'un pont sur la Maine". (Chronique de Saint Bertin). La même année, les annales de Saint Bertin notent : " Le Breton Nominoë, transgressant de façon insolente les frontières qui lui avaient été assignées, ainsi qu'à ses prédécesseurs, parvint jusqu'au Mans, pillant tout de long en large et brûlant même la plus grande partie. Arrivé là, il est contraint de revenir sur ses pas, à cause d'une irruption menaçante des Normands sur ses terres".
Au mois d'octobre 844, les trois frères, Lothaire, Charles, Louis réunis à Thionville, adressent un mandement commun à Nominoë, le sommant de se soumettre (Annales de Saint Bertin) xxxvi.
En 845, a lieu une importante bataille à Ballon, près de Redon : " Charles, ayant imprudemment attaqué la Bretagne de Gaule, avec des forces limitées, les siens lâchent pied par un renversement de fortune ; en hâte, il retourne au Mans, puis son armée, reconstituée, il se prépare à une nouvelle attaque". (Annales de Saint Bertin).
" … Les Francs, étant entrés en Bretagne, engagent le combat avec les Bretons ; le 22 novembre, aidés par la difficulté des lieux et les emplacements marécageux, les Bretons se révèlent les meilleurs." (Annales de Fontenelle).
En 846, un accord intervient entre les deux chefs belligérants. Charles tient une assemblée à Epernay, près de Reims, dans le courant du mois de juin. Ensuite, Charles, gagnant avec son armée les contrées bretonnes, il conclut un traité avec Nominoë, duc des Bretons. Les clauses de cet accord ne sont pas connues xxxvii.
A la fin de l'année 846, des Bretons occupent le Bessin et ravagent la région, sans que l'on sache si Nominoë est complice ou non xxxviii de cette expédition.
En 847, les trois rois Lothaire, Louis et Charles se réunissent à Meerssen, du 27 février au 5 mars. Louis le Germanique déclare : " Nous dépêchons aux Bretons nos envoyés, nous les exhortons à poursuivre l'intérêt commun ainsi que la paix ; que ceux-ci l'entendent ou non, nous voulons agir en conséquence avec l'aide de Dieu et de votre conseil". xxxix
Cette même année 847, au palais de Baizieux : " … arrivèrent des messagers adressés au seigneur roi, lui annonçant la mort du Breton Mangil et de ses compagnons, tué par le comte Geoffroy (Premières annales de Fontenelle).
En 849, Charles se rend vers l'Aquitaine. Au mois de juin, il tient une assemblée générale à Chartres : " Nominoë, le tyran des bretons, parvint jusqu'à la ville d'Angers, et la Marche fut rendue au comte Lambert". (Premières annales de Fontenelle, année 849) xl. Les annales de Saint Bertin confirment : " Le Breton Nominoë, avec sa perfidie habituelle, envahit Angers et les lieux avoisinants". xli
L'année 850 est marquée par plusieurs évènements militaires.
Le 10.09.2001, expédiées pages 1 à 11 incluses, relues et corrigées par Mélennec et moi-même. Attendre corrections pour la suite, à partir de la page 13 (début page 12 faites).
Reprise du texte dicté sur une autre cassette.
Politique religieuse de Nominoë xlii
Dans le domaine religieux, le principat de Nominoë fut marqué par deux affaires importantes :
- La première est celle des évêques simoniaques. Une partie non négligeable du clergé breton, par le canal des plus élevés dans la hiérarchie ecclésiastique, les évêques et les abbés, nommés par les francs ou acquis aux intérêts de la France, subissait de longue date la tutelle du royaume voisin. D'autant que la Bretagne appartenait à la province ecclésiastique de Tours et qu'à ce titre, le métropolitain était franc. Le moins qu'on puisse dire est qu'il avait témoigné à de multiples reprises sont antipathie, voire son aversion pour les bretons. Dans des conditions qui ont été relatées ailleurs xliii, on suscita à plusieurs évêques francs ou acquis à eux – parmi lesquelles Susannus de Vannes – une mauvaise affaire. On les accusa d'avoir abusé de leur ministère en percevant des dons et des présents indus, plus précisément à l'occasion des ordres conférés à leurs clercs. Le roi franc n'était pas en état de leur prêter secours. Ils furent convoqués par Nominoë, et invités à se défendre, l'accusateur, selon la tradition, n'étant autre que Convoion, abbé de Redon. Deux d'entre eux – Susannus de Vannes et Félix de Quimper – partirent à Rome pour s'expliquer et pour se justifier auprès du Pape, tandis que Convoion, de son côté, fit le voyage pour soutenir l'accusation xliv.
Le pape réunit une assemblée de prélats pour délibérer de l'affaire. Il fut confirmé, dans le principe, que l'évêque qui a reçu des présents pour les ordinations doit être destitué et remplacé dans l'exercice de ses fonctions. Mais dans la forme, il fut clairement dit que la sentence ne pouvait être prononcée que par une assemblée de douze évêques xlv. La Bretagne ne comptant que sept évêchés, cela rendait un procès dans les formes canoniques impossible, sauf à recourir à des juges étrangers xlvi.
Autoritairement, d'une manière canoniquement irrégulière – tout comme avait été irrégulière la destitution de l'évêque Actar de Nantes et son remplacement par Gislard de Vannes – Nominoë convoqua une assemblée à Couët-Louh. Terrorisés, les accusés avouèrent et furent destitués xlvii. Deux d'entre eux allèrent chercher refuge dans les états de Charles le Chauve. Nominoë plaça sur les sièges
vacants quatre créatures à sa dévotion, aux noms bretons.
Bien plus tard, en 866 xlviii, Salomon de Bretagne rétablit deux de ses évêques, parce qu'ils étaient Bretons, de nation et de langue.
- La deuxième affaire est celle de la création d'une métropole à Dol.
Les Bretons avaient toujours témoigné dans leur pratique religieuse d'une certaine originalité. A plusieurs reprises, ils avaient fait l'objet d'admonestations et de mises en demeure de la part des évêques voisins et du métropolitain de Tours xlix.
Un concile, réuni à Tours en 567, avait ordonné qu'aucun Breton ne fut "sacré évêque en Armorique sans l'autorisation du métropolitain et des co-provinciaux " l, sous peine de "la sentence prévue dans les lois canoniques".
Les limites des provinces ecclésiastiques, héritées de l'empire romain, ne coïncidaient pas avec celles des états, d'ailleurs très instables, et sans cesse modifiées par les guerres, les querelles, les héritages… L'intérêt évident de la Papauté – et de la Chrétienté – était que ces limites ne fussent pas modifiées au hasard.
A partir du moment où les Bretons furent nombreux, et maîtres de leur territoire, il leur devint insupportable d'être régentés par un métropolitain étranger. Nominoë eut la prétention de rompre toute attache avec le métropolitain de Tours et d'établir une métropole bretonne à Dol.
Y-eut-il érection pure et simple, ou volonté de le faire ? La Borderie situe l'événement en 848 li.
On est mal informé sur la chronologie des faits. On sait, d'une manière certaine, que la rupture entre le clergé franc et le clergé breton survint avant 850.
La lettre synodale adressée par les évêques à Nominoë en juillet-août 850 fait allusion à la rupture des relations des églises bretonnes et franques dans des termes sévères :
" L'ancienne province ecclésiastique de notre patron Saint Martin, dont vous ne pouvez nier faire partie, a été violemment déchirée ; tous les ordres ecclésiastiques ont été bouleversés".
La lettre du concile de Toul (ou de Savonnière) de 859 lii dénonce les Bretons comme ayant abjuré depuis vingt ans.
La lettre rédigée lors du concile national des gaules à Soisson en 866 liii, destinée au pape, exhorte celui-ci à intervenir avec fermeté auprès des Bretons :
" Barbares, barbares gonflés d'une férocité extrême, ils méprisent tous les préceptes sacrés, toutes les prescriptions des Saints Pères… Ils ne sont chrétiens que de nom. Ordonnez à leur chef (Auctor Brittonum) de revenir à la coutume de ses prédécesseurs…".
Les correspondances papales, postérieures, mais peu éloignées des faits, énoncent clairement les prétentions bretonnes.
La lettre de Nicolas 1er écrite à Salomon de Bretagne en 863 est claire :
" La loi de l'Eglise, notre mère, c'est que tous les évêques de votre royaume doivent être soumis par vous à l'archevêque de Tours et à sa juridiction … c'est leur métropolitain, et ils sont leurs suffragants". liv
La lettre du même pape à l'évêque Festinien de Dol, datée du 17 mai 866, affirme d'une manière très nette :
" Nous ne voyons pas dans la tradition ecclésiastique de fait qui vous autorise à avoir une métropole
…" …" Vous nous avez écrit que Restoald, votre prédécesseur, comme on le voit dans nos registres, aurait été consacré archevêque par Séverin, Pontife de la Sainte Eglise romaine, et un certain Juthmaël, gratifié du Pallium par Adrien. En vain, avons-nous feuilleté les registres de ces deux papes, nous n'y avons rien trouvé de cela."lv
- Les réactions.
Ces deux affaires suscitèrent dans le monde chrétien une émotion considérable.
S'agissant de la première, tous les commentateurs sont d'accord sur le fait que la destitution des évêques accusés de simonie, avait pour but de débarrasser la Bretagne de prélats acquis aux intérêts des francs, et de les remplacer par des Bretons, supposés plus dociles. Les évêques étaient-ils coupables de ce dont on les accusait ? Les indices multiples donnent à le penser, notamment leur aveux d'avoir perçu ce que l'on nommait des "eulogies". Mais il est probable que le clergé breton était aussi corrompu qu'eux : la simonie était une pratique très répandue ; les mœurs des Bretons de ce temps n'étaient pas plus vertueuses que celles des francs, peut-être était-ce l'inverse.
Le pape, de longues années plus tard, dans une lettre adressée à Salomon, Roi de Bretagne, successeur d'Erispoë, émet à cet égard des doutes très sérieux :
" On dit que ces évêques confessèrent leurs crimes ; mais on peut croire que, sous le coup de la violence et de la crainte, ils dirent ce qu'ils n'avaient pas fait, parce qu'ils virent les laïques et les séculiers conspirant contre eux avec le Roi". lvi
(fin d'une cassette).
Reprise d'une nouvelle cassette.
L'année 850 est marquée par plusieurs évènements importants :
- Le Comte Lambert de Nantes fait sédition et s'allie avec Nominoë :
" Le Comte Lambert et son frère Garnier, visant à la tyrannie, manquèrent à la foi jurée et s'allièrent à Nominoë, tyran des Bretons… Le Roi Charles, avec l'armée, parvint jusqu'à la ville forte de Rennes et y mis garnison ; mais lorsqu'il s'en éloigna, Nominoë et Lambert avec une troupe de fidèles entreprirent le siège de cette ville. Effrayés par la crainte, nos défenseurs se résolurent à capituler et furent relégués en Bretagne". (1ères annales de Fontenelle).
" En ces jours, le Comte Amaury et beaucoup d'autres furent pris dans la ville de Nantes par Nominoë, duc des Bretons, et le tyran Lambert. Puis ils gagnèrent le Mans avec une indicible furie appuyés par le tyran Lambert, traître (à sa foi). Les grands capturés furent dirigés sur la Bretagne, le reste du peuple étant renvoyé désarmé". (Annales de Fontenelle).
" En l'année 850, Charles le Chauve, pour la troisième fois, vint avec une grande armée en Bretagne". (Annales d'Angoulême).
A Nantes, Nominoë déposa l'évêque Actard et mis en ses lieu et place son homme Gislard, venu de Vannes.
Nantes et Rennes prises, une partie des murs furent détruits, ainsi que les portes (Annales d'Angoulême).
En juillet-août 850, les évêques francs adressent à Nominoë une lettre très violente, en forme de factum, dénonçant ses méfaits :
"… Ta damnable cupidité et ton horrible cruauté ont tourmenté … des nobles et des non nobles, des riches et des pauvres, des veuves et des orphelins… Par ta cupidité, la terre des chrétiens a été dévastée, les temples de Dieu en partie détruits, en partie incendiés avec les ossements des saints et les autres reliques… les biens des églises … ont été détournés à ton usage illicitement ; les nobles ont été dépouillés de leurs héritages et une très grande multitude d'hommes ont été tués ou réduits en servitude ; les plus cruelles rapines ont été commises ; des adultères et des viols de jeunes filles ont été perpétués un peu partout … Tu as blessé toute la chrétienté, en méprisant le vicaire de Saint Pierre, l'apostolique Léon … Tu as offensé les évêques … Mets un terme à tes mauvaises actions ; tournes-toi vers Dieu … nous portons tout cela à la connaissance des hommes de Lambert et à ceux de toute la nation, parce que, s'ils font cause commune avec lui et participent à sa rébellion, ils seront frappés de l'anathème et livrés à Satan…"
Nominoë fut peu impressionné par cette philippique. En 851, reprenant les armes, il ravagea la Mayenne, l'Anjou, le Maine lvii.
Le 7 mars 851 (selon la tradition), Nominoë meurt brutalement à Vendôme, dans des circonstances mystérieuses, alors qu'il se prépare à envahir la région de Chartres.
En Gaule, ce fut un grand soulagement, comme en attestent toutes les annales conservées.
L'œuvre de Nominoë.
Le rôle de Nominoë a été diversement interprété. L'historien romantique La Borderie, au siècle dernier, exaltant ses actions d'une manière emphatique, a voulu en faire le père de la patrie (tad ar vro), pire, le père de la nation (pater patria) lviii. Les chroniques franques et les actes du
cartulaire de Redon, les quelques lettres émanant des évêques francs et du Pape sont très suffisants pour brosser d'une manière assez objective ce que fut son "œuvre".
Au plan politique, il a, indiscutablement, totalement libéré la Bretagne de l'emprise hégémonique des francs. Ceux-ci, à vrai dire, n'avaient jamais pu la réduire au rang de province. Mais la nomination de Nominoë en qualité de Comte de Vannes visait à instaurer, si l'opération avait réussi, une sorte de "gauleiter", de gouverneur local qui aurait mieux tenu les hommes de son peuple qu'un fonctionnaire étranger.
Les multiples victoires remportées après 853 firent voler en éclat les prétentions du Roi franc. D'une certaine manière, Nominoë a été le Vercingétorix des Bretons.
- Il a, d'autre part, réussi à imposer son autorité, peu ou prou, à toute la Bretagne, non en qualité de chef d'un gouvernement "centralisé", mais de chef militaire unique, ce qui ne s'était jamais vu auparavant.
- Nominoë a-t-il été le premier roi des Bretons, comme on l'a laissé entendre ?
D'après des sources très postérieures (la chronique de Nantes, rédigée au 11ème siècle) lix, il aurait écrit au Pape pour lui demander l'autorisation de porter le titre de Roi. Léon IV aurait répondu qu'on ignorait à Rome s'il y avait eu autrefois des rois dans la petite Bretagne, que les archives pontificales n'en contenaient aucune mention, que cette province avait été soumise aux rois francs depuis la constitution du royaume. En conséquence, il lui permit seulement de prendre le titre de Duc et de porter le cercle d'or. D'après les mêmes sources, Nominoë fut sacré roi par l'archevêque de Dol lx. Tout ceci est plausible, mais très douteux. L'histoire semble avoir été réécrite après coup pour permettre aux Bretons de se défendre contre les prétentions des rois capétiens lxi.
Dans la forme, d'après les actes conservés, Nominoë n'a jamais porté le titre de Roi. Il est désigné sous le titre de "princeps", de "gouvernans", de "dux"… c'est à dire de chef au sens générique. Mais il a eu la préoccupation manifeste de faire apparaître qu'il exerce son autorité sur toute la Bretagne, ce qui résulte sans équivoque de sa titulature " Dux totius Britanniae", " Principe in totius Britanniae", " Nominoë comes in tota Britannia", telles sont les appellations qui le désignent lxii.
A plusieurs reprises, les chroniqueurs francs le désignent sous le nom de "Rex" lxiii ; le Pape Nicolas 1er, écrivant en 866, à son successeur le Roi Salomon, le désigne également sous le nom de Roi lxiv.
Dans le fond, ayant exercé le pouvoir souverain sur tout son peuple, il ne fait pas de doute qu'il a été Roi de Bretagne – comme Judicaël l'avait été de la Domnonée, comme Morvan l'avait été également.
Nominoë n'a certainement pas été le fondateur de la patrie bretonne, pas plus que celui de la nation. Le peuple breton existait avant lui. Les nations sont le fruit d'une longue existence en commun. Il peut arriver qu'un homme les révèle à elles-même, mais l'histoire du monde ne compte aucune nation qui ait été créée par un seul homme.
En définitive, la seule qualité qu'on puisse lui attribuer avec certitude est celle d'unificateur de la principauté bretonne. Avant lui, la Bretagne était extrêmement divisée. Après lui, même s'il est vrai que la Bretagne se disloquera à nouveau, elle formera territorialement un tout. C'est en cela qu'il a joué un rôle historique important.
Pour les francs, en revanche, ayant rompu sa foi, s'étant dressé contre le Roi, après lui avoir été fidèle pendant de longues années, et lui ayant infligé de cruelles défaites, il ne fut jamais qu'un traître, doublé d'un être pervers et cruel. Sa mort fut, selon Réginon de Prun, l'œuvre de Dieu : alors qu'il se préparait à une damnable entreprise, il vit surgir devant lui Saint Maurille, premier évêque d'Angers (et mort depuis longtemps !) qui, l'ayant apostrophé en lui disant qu'il ne pillerait plus les églises, l'abattit d'un coup de crosse lxv. Selon les annales d'Angoulême et d'Aquitaine, il mourut frappé par l'ange d'iniquité (!) lxvi. C'est dire qu'il était fort peu aimé de ses ennemis.
On ne possède aucun témoignage contemporain décrivant ce qu'il fut en réalité. Sans doute fut-il un prince cruel. Personne ne l'a défendu pendant longtemps. Les Bretons n'en ont pas fait un Saint. Il fallut attendre le 14ème et le 15ème siècles pour que les historiens bretons s'en emparent et en fassent un héros digne d'exemple lxvii.
c) Le règne d'Erispoë : la bataille de Jengland ; reconnaissance du royaume breton par le Roi franc lxviii
Erispoë avait été associé par son père au commandement militaire. Il participa à la bataille de Messac, en 843.
On ne connaît pas les conditions de son accession au chef des Bretons ; mais il semble que la succession de Nominoë n'ait pas posé de problème. Réginon de Prun observe simplement :
" Nominoë, Roi des Bretons, meurt. Son fils, Erispoë, obtient le royaume de son père ". lxix
Cette même année 851, Charles le Chauve convoqué à Rouci (sur l'Aine) une assemblée ; profitant sans doute de la mort de Nominoë, il décida le principe d'une grande expédition en Bretagne lxx associant notamment des contingents saxons lxxi.
Le 16 août, Charles le Chauve se trouvait à Juvardeil, à vingt kilomètres au nord d'Angers. La rencontre décisive eut lieu le 22 août 851, près de Jengland, sur la rive droite de la Vilaine lxxii. Le désastre infligé aux francs fut total.
Réginon de Prun a donné de la bataille une description saisissante, dont voici les principaux passages.